Dans la jungle du marché que Lise Bourquin Mercadé connaît particulièrement bien – elle a derrière elle une carrière réussie dans la publicité – existe, de par la volonté de sa tenace créatrice, une petite et passionnante maison d’édition. Passionnante pour ses publications, pour son histoire, pour ses artistes et pour celle qui porte tout cela, Lise Bourquin Mercadé. Kanjil publie des « récits du passé pour comprendre le présent », denses, exigeants, souvent tirés et inspirés du patrimoine oral et écrit, complétés par des documents, des témoignages, souvent enregistrés avec des chansons et des musiques.
Dans l’entretien que Lise Bourquin Mercadé nous a aimablement accordé ressort une puissante volonté d’offrir une édition militante, qui ne cherche jamais la facilité.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre maison d’édition ? Tout a commencé avec Vif Argent.
J’ai commencé à enregistrer des contes, des histoires, des récits en 1980. Ma maison d’édition s’appelait Vif Argent. J’étais la première. Quand tu étais petit, illustré par Joëlle Boucher, fut le premier titre, de la collection Cassettine. La vie avant la naissance y est racontée par un père à son enfant, sur une musique sublime de Michel Capelier, avec Cathy Chastaing-Dubost (flûte) et Noëlle Lee (piano) : du beau monde y a participé. C’était un livre sous forme carrée avec cassette, un objet précieux avec des lacets pour le refermer. Le texte n’était pas imprimé sur les illustrations. A l’époque, c’était révolutionnaire. Vif Argent a ouvert les portes du livre-disque. Il n’y avait alors pas grand-chose sur le marché, il y avait Le Petit Prince, Piccolo Saxo,Emilie Jolie, La chèvre de M. Seguin, etc. Puis Didier et Nathan sont arrivés.
D’où vient le nom de votre maison d’édition KANJIL ?
D’un titre, publié en 1984 dans la collection Cassettine qui a connu un certain succès : Kanjil et la Guerre des Tigres, un conte indonésien. Il sera à nouveau publié en 2014. A l’époque, la maison d’édition s’appelait Vif Argent. La nouvelle maison, Kanjil, est née en 2005. Le malin Kanjil est un « trickster » des contes traditionnels indonésiens qui s’amuse à jouer des tours aux animaux de la jungle. C’est aussi un animal vivant, un chevreuil nain qui vit dans les forêts de Bornéo.
Qui est l’auteur de Kanjil et la Guerre des Tigres ?
Béatrice Tanaka, texte et illustrations.
L’aventure Vif Argent s’est terminée en 1994. J’ai repris mon activité d’éditrice en 2005 avec la publication d’un album de contes et mythes indiens du Brésil, écrits et illustrés par Béatrice Tanaka : Au Pays du Jabouti(coédité avec la RMN). Béatrice Tanaka est brésilienne depuis 1947. Elle m’a fait découvrir le Brésil où elle vit une partie de l’année. Les histoires qu’elle écrit et illustre mettent en scène des héros non violents, souvent des résistants comme le héros afro-brésilien Chico Rei (La Légende de Chico Rei, livre-cd Kanjil).
Bruno de La Salle, lui, m’a fait découvrir le monde des conteurs. Dans les années 80, je les ai tous enregistrés, presque tous ceux qui sont aujourd’hui connus et reconnus : Muriel Bloch, Mimi Barthélémy, Michel Hindenoch, Manfei Obin, Pascal Fauliot, Catherine Zarcate, etc.
C’est en 1084, avec Kanjil et la Guerre des Tigres, que j’ai commencé à comprendre l’intérêt d’associer des musiques du monde aux contes.
Pourquoi des musiques du monde ?
Pour sortir du « gnangnan », du classique, pour proposer autre chose. Dans le cas de Kanjil et la Guerre des Tigres, il s’agit de musiques rapportées de Java par deux ethnomusicologues du Musée de l’Homme, avec les sons du gamelan, de l’angklung.
Mon expérience me montre qu’il y a un véritable appétit pour les choses exigeantes. Je suis assez irritée par tous ces livres où il n’y a presque pas de texte. Les ouvrages que je propose sont denses, ils contiennent beaucoup, chacun peut y trouver son compte. C’est toujours l’adulte qui met le livre entre les mains de l’enfant. J’aime que cet adulte puisse approfondir, trouver lui aussi de quoi aller plus loin.
Comme dans La légende de Chico Rei…
Oui, dans La légende de Chico Rei par exemple (enregistrée avec le samba « Chico Rei » du Salgueiro chanté par le grand artiste afro-brésilien Martinho da Vila, qui raconte aussi l’histoire en portugais), deux textes consacrés aux écoles de samba complètent le récit. Le premier, destiné aux jeunes enfants, leur permet d’apprendre à reconnaître les instruments de percussion afro-brésiliens. Le second, plus savant, est un témoignage exceptionnel écrit par une « carnavalesca » de Rio de Janeiro, Maria-Augusta Rodrigues, une spécialiste des cultures populaires du Brésil qui a longtemps travaillé avec leSalgueiro. Elle explique comment les écoles de samba se sont constituées et organisées, quelle place essentielle elles occupent dans la vie des Brésiliens. Elle décrit également l’organisation et le déroulement d’un défilé d’école de samba. Enfin, un Petit Cahier de Souvenirs de Béatrice Tanaka (qui a elle-même été « caranavalesca » en 1965…) complète tout cela : elle raconte comment elle a connu cette histoire et pourquoi elle compte tant pour elle.
D’autre part, ce livre est bilingue.
Et les enfants écoutent volontiers les deux versions, l’une à la suite de l’autre. Et pourtant, le CD dure presque 1 heure ! La musique y est certainement pour quelque chose. Comme les rythmes, les couleurs de voix, les accents : ils montrent qu’on a traversé l’Atlantique, qu’une autre culture est née.
Qui est ce Chico Rei ?
Béatrice Tanaka a une prédilection pour ce personnage, un roi africain du 18ème siècle dont on raconte qu’il aurait libéré de l’esclavage tous les siens, sans combat, par le rachat solidaire de leur liberté. Ce n’est pas un conte fantastique, c’est une histoire vraie transmise et enjolivée par la tradition orale : l’intérêt de cette légende est qu’elle débouche sur une réalité, elle contient un enseignement et elle donne de l’espoir (à Ouro Preto, sa ville, les touristes visitent l’église que Chico Rei et les siens ont construite sur une colline). Béatrice Tanaka est aussi passionnée par ce qu’elle appelle un « opéra sur asphalte », le défilé d’une école de samba. En 1964, Le Salgueiro, une grande École de samba de Rio de Janeiro, a choisi Chico Rei comme thème de son défilé et a fait connaître à tous l’histoire de ce héros afro-brésilien qui libéra les siens sans verser une goutte de sang, par le travail solidaire et le rachat.
Et les images ?
Béatrice Tanaka a peint des tableaux naïfs et luxuriants, des gouaches sur du papier foncé. On voit qu’elle a travaillé pour le théâtre, ses tableaux rappellent des décors de théâtre. Ils mettent en scène les principaux épisodes de l’histoire de Chico Rei.
Vous faites vous-mêmes les maquettes, les mises en pages ?
J’y passe beaucoup de temps. J’attache beaucoup d’importance à la liberté d’accès à l’image du lecteur. Je veux que le lecteur puisse rester sur une double-page parce qu’il s’y trouve bien. C’est intéressant de ne pas créer une simultanéité entre l’écoute, le texte et l’image (c’est la raison pour laquelle le texte des cassettines était imprimé seul à la fin du livre). Toutefois, nos livres-cd sont d’abord de beaux livres de textes illustrés.
Dans Dis-moi des chansons d’Haïti, de Mimi Barthélémy (qui nous a quittés l’an dernier et qui me manque beaucoup, nous étions amies depuis que j’avais enregistré La Reine des Poissons, en 1989), les peintures offrent une manière originale de contextualiser les situations qu’elle chante. Il ne s’agit pas de se faire plaisir avec des petites chansons, les peintures naïves des 14 grands artistes haïtiens qui participent à ce livre permettent de comprendre ce que ces chansons racontent, elles aident à écouter et à comprendre Haïti.
Le livre-CD Les Matriochka de Natacha va être réédité. Encore une histoire de matriochkas ?
C’est justement parce que je trouve que les poupées russes ont été dénaturées qu’il est important de republier ce titre paru pour la première fois dans la collection Cassettine en 1989 et réédité par Kanjil en 2010. Les matriochka de Noémi Kopp-Tanaka ont la délicatesse des belles matriochka d’autrefois et symbolisent la transmission par les générations de femmes. Pour cet ouvrage, Noémi (auteur-illustratrice et fille de Béatrice Tanaka), s’est beaucoup documentée : les images un peu démodées font référence à la sculpture sur bois des maisons russes, au point de croix etc… Et l’interprétation du texte et des chansons par la comédienne Katia Tchenko, d’origine russo-ukrainienne, est admirable.
Un autre titre dont vous voudriez nous parler ?
La Plume des Andes, que j’aime beaucoup. La démarche est ici totalement différente. L’artiste peintre, Véronique Dubois (elle vit et travaille en Haute-Saône mais est « indienne » jusqu’au bout des ongles), a raconté en peinture l’histoire de sa fille, Wara (Étoile), fille d’un musicien des Hauts Plateaux andins parti à la rencontre des peuples du nord de l’Amérique. A partir des tableaux, Sophie Koechlin a écrit un très beau texte poétique qu’elle interprète elle-même avec intelligence et simplicité. Cette histoire a trouvé écho chez le grand musicien indien Uña Ramos, qui, comme le héros de La Plume des Andes, fut un enfant prodige avant de devenir un grand musicien de renommée mondiale (il fut le flûtiste de Simon et Garfunkel). Sa musique vibrante sent le voyage. Sophie Koechlin (traductrice de dizaines de livres chez Hachette Jeunesse, dont Alice illustré par Rebecca Dautremer), a également écrit et illustré pour Kanjil Un Jour, je serai libre, une histoire qui se passe sur le Mississippi enregistrée avec d’excellents blues du delta à partager en famille… Comme vous voyez, les auteurs, illustrateurs et musiciens de Kanjil ne sont pas très jeunes. Je travaille avec une petite équipe fidèle, riche de mémoire, d’expérience et d’amitié.
Vos albums-CD ne sont-ils pas un peu chers ?
On peut voir les choses autrement et dire que le prix dénote une exigence de qualité. Vous savez, le marketing, je sais faire. Vendre, je sais faire. J’ai eu autrefois une carrière dans la publicité et j’ai été parmi les femmes les mieux rémunérées de France. Je veux que les livres que je publie soient d’abord de beaux livres, on ne voit pas nécessairement qu’il s’agit de livres-disques (pas de trou sur la couverture qui laisse entrevoir le CD, etc…). Le métier d’éditeur, c’est d’aller à contre-courant, de créer de la difficulté, d’essayer de créer des désirs différents. C’est le contraire d’une démarche marketing. J’ai chez moi des trésors qui ne doivent pas se perdre et que je veux essayer de faire vivre ou revivre. Et cette année, je profite de la vague brésilienne pour publier quatre excellents romans d’un grand écrivain pour la jeunesse brésilien dont l’œuvre est traduite en vingt langues mais qui n’existe pratiquement pas en France : Lygia Bojunga, (Prix Andersen, Prix Astrid Lindgren), une amie de Béatrice Tanaka, comme par hasard… À suivre…
Entretien réalisé par Claire Damon pour la librairie des Croquelinottes